Pardonnez-vous nos dettes : si les parents s’arrêtent de boire, les enfants trinqueront-ils quand même ?
Le 7 février sur Quora, Eliane s’interrogeait : “mais comment diable les pays se sont-ils embourbés dans une dette interminable et de plus en plus énorme, et à qui ces dettes sont-elles dûes ?” A l’heure où les manifestations en France contre l’allongement de l’âge de la retraite se multiplient, le ressenti est mitigé : ceux qui nous ont précédé auraient-ils vécu un âge d’or et devrions-nous, pour protéger nos prochains, accepter de nous contraindre et limiter nos dettes ? *
*Le présent article ne traitera pas de la dette environnementale.
“Mais comment diable les pays se sont-ils embourbés dans une dette interminable et de plus en plus énorme, et à qui ces dettes sont-elles dûes ?”
Selon l’INSEE, en France, à la fin du dernier semestre 2022, la dette publique par habitant représentait 43 060 € par habitant. Nous avons donc là un premier ordre d’idée, mais cela ne nous dit pas grand chose de ce que cela représente, et comment ce montant nous est tous tombé sur le nez. Un détour par l’histoire s’impose pour comprendre ce mécanisme.
David Graeber, dans son livre La dette - 5000 ans d’histoire - explique que la création de la monnaie est lié au système d'endettement qui existait en Mésopotamie en 5000 av J.-C. Sur une tablette d'argile, étaient inscrites des obligations de paiement scellées du sceau de l'empereur. Les individus s'échangeaient ensuite ce qui s’apparentait à des reconnaissances de dettes pour acquérir des biens auprès d'autres individus. Contrairement aux relations de prêt qui existaient entre individus depuis des temps ancestraux - l’emprunt public au service d’une réalisation, qu’il s’agisse d’un projet de construction ou de financement de guerre apparaît plus tardivement. Pour Earl J Hamilton, “la dette publique est l’un des quelques rares phénomènes économiques importants qui ne poussent pas leurs racines jusqu’au monde antique”.
C’est en Angleterre, au XIIème siècle, au sein du monastère d’Evesham que s’esquisse pour la première fois, la notion de dette publique. Le moine, Thomas de Malborough incite ses confrères à contracter une dette importante, pour financer un procès se tenant contre l’évêque voisin de Worcester. Le prêt ne reporte pas sur les individus, mais sur le monastère, qui contrairement à ces derniers était supposé avoir une vie éternelle.
L’endettement apparaît ainsi comme un moyen de croissance économique, puis devient alors un facteur de force pour certains pays : selon Eric Toussaint, dans son livre le Système dette, : “ Dans la seconde moitié du XIXème siècle, plusieurs pays tels que la Tunisie, l’Egypte, incapables de rembourser leurs dettes, sont passés sous domination coloniale française et anglaise.”
Mais plus tard, le XXème siècle est traversé par des écoles économiques contraires, la première partie étant marquée entre autre, par la pensée de David Ricardo, pour qui la dette est négative et doit être remboursée en limitant les dépenses des institutions. Plus tard, pour Keynes, l’endettement sera considéré comme positif, utilisé comme outil de relance, pour augmenter le PIB d’un Etat.
On constate aussi que ce sont les banques qui ont poussé les Etats à s’endetter - et la charge de la dette - continuant de s’accroître est devenue une cause d’endettement pour de nombreux Etats. Les stratégies de ces établissements ont parfois conduit à de véritables désastres particulièrement critiquables, comme par exemple en Grèce en 2010 où l’on retiendra que la situation aura été celle : "(...) d’acheter une assurance incendie pour la maison d’un voisin où vous avez mis le feu "
Reprenons les propos d Eliane : “(...) et si tu hérites de biens, d’une fortune, de capitaux : yey la belle vie, tu vas perpétuer cette dominance de classe en louant le dieu capitalisme et soutenir les fameux "marchés" cette entité invisible qui semble décider du sort du monde comme Dieu.”
Si l’on regarde du côté des religions, il existe une idée marquée selon laquelle, les individus naissants doivent leur vie à un ou plusieurs Dieux. Des ordres sociaux, usages, pratiques et coutumes se sont ainsi développés selon lesquels le remboursement d’une dette permet de pouvoir assurer l’équilibre entre Dieu et les hommes et entre le collectif des Hommes. D’ailleurs, dans le nouveau testament la métaphore de la dette pour désigner le péché est omniprésente. Jésus présente des histoires d’endettement et d’obligation, comme moyen d’illustrer la dynamique du péché et du pardon. Ce qui est passé d’un “pardonnez-nous nos péchés” est devenu “pardonnez-nous nos dettes”.
Il existe un cadre européen des finances publiques dont la construction historique est particulièrement bien expliquée ici.
“Seule l'application d'un remède de cheval consistant à contracter brutalement les dépenses ou à alourdir considérablement la fiscalité, voire la combinaison des deux, pourraient réduire fortement les déficits publics, mais en comportant des risques sociaux, politiques, mais aussi économiques, à travers une contraction de la demande intérieure.”
En février 2023, la réforme des retraites marque l’actualité depuis janvier, l’allongement de l’âge de la retraite est présenté comme une mesure permettant de venir financer un régime qui serait amené à être déficitaire, insoutenable, dans le futur. Le calcul paraît simple : les caisses de retraite pourraient encaisser des cotisations plus longtemps, et paieraient des retraites moins longtemps. Mais les débats sont là : est-ce seulement juste ? Est-ce seulement consistant au regard d’autres mesures économiques pouvant être prises (augmentation de la fiscalité des entreprises/ des plus hauts revenus, lutte contre l’évasion fiscale accrue..) ? Et est-ce la meilleure des manières de pérenniser ce système à l’heure où les prévisions macroéconomiques sur les années à venir demeurent difficiles à prévoir, voire contradictoires à l’instar des altermoiements entre le COR et le haut conseil des finances publiques ?
C’est donc la dette au futur qu’il convient alors d’interroger : il est de bon sens de dire que la dette actuelle pénaliserait les générations futures. Mais l’endettement, avec une perspective plus philosophique et anthropologique peut aussi être considéré comme le lien qui est permis entre les générations et qui les fait prospérer : un enfant ne se construit pas seul.
Reprenons l’exemple de la retraite - si la réforme est adoptée - l’allongement de l’âge de départ à la retraite à 64 ans validé, nous ne pouvons que penser à l’état que cette mesure pourrait susciter et à ses effets. Dans un premier temps, il apparaît bien que que ce serait l’effort de tous qui contribuerait pourtant au maintien du confort de quelques-uns : pouvoir s’arrêter de travailler pendant quelques mois, quelques années pour “faire une pause”, racheter des trimestres pour pouvoir avoir plus de confort sera l’apanage de ceux qui parviennent à vivre sans tirer l’ensemble de leurs revenus de leur travail. Comment ne pas voir ici “ la majestueuse égalité de la loi” créer des écarts de niveaux de vie si importants entre les citoyens.
Cet allongement pourrait aussi produire de nouveaux effets : un refus de travailler, un recours accru au chômage parmi les plus jeunes, de nouvelles modalités de consommation, d’habitation, de vivre-ensemble pour refuser un modèle de société qui ne fonctionne qu’à travers un modèle monétaire . Mais aussi une paupérisation accrue sur les individus qui n’auront pas le choix, que de continuer à travailler pour subsister.
En 2060, nous ne savons pas quel évènement - à l’instar de ce qui s’est passée avec la crise du covid19- aura pu se produire, et venir encore alourdir cet “endettement public”. On pourrait alors s’essayer à imaginer une société encore plus fragmentée que la dette aurait crée :
• Celle qui vivrait avec de nouveaux modes de vie : plus proche de la nature, en dehors des institutions établies, qui aurait recréer ses propres règles en dehors des règles existantes et qui existerait de plus en plus suite au constat d’une perte de confort accrue au fil des années, au sentiment développé que rien n”est plus comme avant” - mais guidée par ceux qui “pensent pouvoir faire autrement”;
• Celle qui continuerait à consommer, celle qui continuerait à trinquer tous les jours - au sens littéral du terme - plus restreinte, mais plus équipée technologiquement ;
• Celle qui vivrait pour subsister, trop alourdie pour échapper au système institutionnel imposé, trop parasitée par des considérations économiques et sociétales pour faire un pas de côté. A jeûn, elle serait au service de ceux pour qui rien n’aura changé
Une 𝓯𝓻𝓪𝓰𝓶𝓮𝓷𝓽𝓪𝓽𝓲𝓸𝓷 qui ne peut que laisser entrevoir la dilution progressive des centres de pouvoirs et prises de décisions.
Mais à chaque esprit, sa philosophie, comme le soulignait Charles Baudelaire dans l’un de ses écrits :
« Le billet de 1 200 francs était payé ; chacun était parfaitement satisfait, excepté l'éditeur, qui l'était presque. Et c'est ainsi qu'on paie ses dettes... quand on a du génie. »
Comment on paie ses dettes quand on a du génie : https://www.babelio.com/livres/Baudelaire-Comment-on-paie-ses-dettes-quand-on-a-du-genie/800849
Pour un rapport détaillé sur l’avenir de la dette: https://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-139-notice.html
Pour un rapport religieux et philosophique à la dette : https://www.cairn.info/revue-communio-2018-2-page-37.htm
Le plan de relance européen post-covid Next Generation EU : https://next-generation-eu.europa.eu/index_fr
David Graeber, la dette - 5000 ans d’histoire : https://www.actes-sud.fr/node/55181
Nathalie Sarthou-Lajus dans L’éthique de la dette
Xavier Timbeau : solidarité intergénérationnelle de la dette publique : https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2011-1-page-191.htm#no1